Vieillir Mourir

 

  André Bay

1996 - 80 ans

 

Vieillir, mourir

 

 
Le 11 juillet 1996
1996, l’année de mon octogénariat. Je choisis délibérément ce mot affreux et qui, à mes yeux, exprime assez clairement l’horreur de vieillir avec la conscience d’une issue fatale dont on ignore la date exacte encore qu’on la devine approximativement.
Au cours de ma désormais "longue vie", je me suis assigné des âges pour mourir. D’abord, dès mon adolescence à la Frette, l’idée qu’il fallait vivre chaque jour comme si on devait mourir le lendemain. "Philosophie" que j’ai plus ou moins bien suivie. Ensuite, c’était avec mon ami Mario Prassinos1 la certitude que si l’on vivait plus de quarante ans, c’est qu’on était immanquablement des salauds. Cette décision même comportait un corollaire : essayer de ne pas être un salaud. De cela, nous ne serons jamais juge, mais l’intention était bonne.
Ensuite, je m’étais fixé une date, je ne sais plus pourquoi, mais il me semble que c’était un moment où j’ai accepté l’idée d’un enfant avec Marie-Pierre2 Ayant alors 50 ans, j’escomptais vivre jusqu’à 68 ans pour ne pas avoir à l’abandonner avant l’âge de 18 ans qui me paraissait être l’âge à partir duquel il faut tenter de naviguer par ses propres moyens, ce qui a été mon cas. Je n’avais pas prévu les aléas de la vie.
A 68 ans, il me semble que je devais m’accorder dix ans de plus souhaitant utiliser ma "retraite" à une création personnelle en littérature et en peinture pour ne pas parler du jardinage…Me voici enfin arrivé à un autre seuil. Celui du "vieillissement", mot aussi hideux qu’ "octogé-nariat".
Je n’ai jamais séparé l’esprit du corps. J’ai failli mourir d’une tuberculose qui s’est produite au moment où cette maladie était guérissable. Elle le fut, guérie en neuf mois, et j’en profitai pour écrire L’Ecole des vacances. Pendant que j’étais encore grabataire mais sur la bonne voie, Albert Camus m’avait téléphoné pour célébrer cette guérison et me dire "N’oubliez jamais que vous avez été tuberculeux, cela peut servir." C’était un conseil pratique que j’ai certainement oublié de suivre, et lui aussi d’ailleurs.
Me voici donc avec" la chance de vieillir" si j’en crois le numéro de la revue Motivation3 que m’envoie Armen Tarpinian4.
Mon corps : périarthrite à l’épaule gauche, il parait que ça se guérit, rash cutanés autour des fesses avec des rougeurs qui, là ou elles sont placées offensent ma dignité, une diminution sensible de ma libido, un dentier qui me pend au nez, etc... petits inconvénients inhérents à mon âge qui, parait-il, on ne me donne pas encore mais je vois bien que les apparences ne sont pas significatives que, intellectuellement et physiquement, mes capacités sont diminuées ; ma mémoire me joue des tours ; je lis et regarde bien mais n’enregistre rien ; je suis à la merci d’une crise de tachycardie qui peut surgir à tout moment, cela il est vrai depuis plusieurs années déjà.
Je n’ai cessé de projeter un avenir qui déterminait mon présent avec la conscience d’une étape limite qui maintenant cesse d’être arbitraire. De latente et approximative qu’elle était, la mort se circonscrit dans un délai de plus en plus précis, à ce point qu’il est temps que je pense à un testament, à mes "dernières volontés", et que je me soucis de savoir si je dois être traditionnellement mis en terre ou incinéré !
La mort ne me fascine pas. Je n’aime pas la façon dont en France on enferme les morts sous de vaines et lourdes pierres tombales. Normalement, je devrais me faire enterrer à La Frette, seul et sous une pierre semblable à celle que Chardonne5 m’avait donnée pour modèle pour lui et ma mère, côte à côte. Ces tombes me sont-elles un réconfort quelconque ? Faut-il, vis-à-vis de mes enfants, la réalité d’une tombe pour évoquer un passé. Je n’y crois pas trop. On meurt toujours au bout du compte, seul, et on est en terre, rien : squelette, cendres ou fumée. Memento homo6La mort n’est qu’une issue inhérente à la vie, au mystère de la Vie.
 
 
Le 12 juillet
Est-il bon d’écrire sur la vieillesse, et donc ma vieillesse alors que je la vis. Priorité à la vie jusqu’à la mort. Mais quand justement la mort s’insinue chaque jour, insidieuse, mystérieuse, obéissant aux lois naturelles, il n’est peut-être pas indifférent d’essayer de voir ce qui se passe et d’y porter, si possible remède. Ecrire, en ce cas, peut aider à prendre conscience sans pour autant se croire immortel. Je parle de remèdes, je voudrais bien qu’il en existe pour sauvegarder la mémoire, celle des noms propres en particulier. Dans mon jardin, j’ai planté des clématites, ce mot "clématite" refusait obstinément d’apparaître quand je l’appelais. Alors j’ai appelé au secours le mot "climat » qui donne "climatite" mais les moyens mnémotechniques ne sont pas qu’une complication de la machinerie et que se passerait-il s’il fallait aller pêcher un mot par un autre… il est vrai qu’il y a pire à la radio notamment, et dans la politique, et de nos jours, partout. Autour de moi, je vois, à tout âge, le pouvoir des mots qui ne sont que des mots sans contenu. Qui a dit que « Tout vieillard qui meurt est comme une bibliothèque qui brule ». Écrire peut-il au moins ralentir le feu. Je ne crois pas trop qu’évoquer des faits ou des actes de jeunesse soit efficace. Je dis cela parce que j’ai du hier et ce matin me plonger dans mon Trésor des comptines7 en vu d’une nouvelle édition. Je crois que je pourrais autour de ce livre raconter dix ans de ma vie et je me vois à 18 ans, jeune instituteur intérimaire, préoccupé par la « poésie à l’école ». Mais je ne vais pas me laisser aller à évoquer des souvenirs qui ne pourraient intéresser au mieux que mes petits-fils.
La naissance d’un enfant a été et doit être pour chaque être vivant la vraie fontaine de jouvence. Ce fut vrai pour ma mère quand son regard à croisé celui de son petit Nicolas alors qu’elle était à quelques années de sa mort et qu’ils échangèrent leur premier sourire.

 

13 juillet
Hier, j’ai proposé diverses solutions pour la nouvelle édition du Trésor des comptines. J’ai montré la lettre de R. Queneau : "C’est une petite merveille, un véritable enchantement, il me ravit." Peut-on dire plus ? Que restera-t-il de moi après mon passage ? Peut être le poème "Une mère"8 que tous les petits enfants de France apprennent par cœur dans les maternelles et qui a été mis en musique et qui est dit par une petite fille dans un film que je n’ai pas vu mais qui montre la vie à l’école et semble très connu.
Je n’ai pas raconté ma vie à l’époque où le "trésor ", - qui n’est qu’une anthologie, a été conçu. J’aimerais que ce cahier soit plus tourné sur ma vie présente et ce qui en reste à vivre que sur un passé qui chaque jour me poursuit. Je n’aimerais pas que "vieillir" soit se "souvenir".
Aller à Paris comme j’ai du le faire hier implique que je sorte de la bulle dans laquelle je vis à La Frette et je ne le fais pas sans effort. Je m’efforce en tout de parer aux insuffisances de la vieillesse, et j’ai été proprement vexé d’avoir oublié les haricots verts sur le feu en sorte qu’ils n’étaient plus que charbon au fond de la marmite quand nous sommes rentrés hier soir après avoir diné (heureusement !) à Paris. La fumée des haricots verts brulés ne sent pas bons. Celle d’un homme mort non plus sans doute ? J’avais écrit une lettre à la Fédération française de crémation, pour renseignements et cette lettre était restée poche restante au moment de nous séparer de Caroline9 en sorte que c’est elle qui s’est chargée de la poster. J’espère qu’elle n’a pas lu l’adresse.
Il est singulier que dans les mythologies et l’héritage judéo-chrétien, plus on remonte dans le lointain du temps, avant l’arche de Noé, et plus les hommes sont supposés vivre vieux comme s’il leur fallait par leur longévité concrétiser les siècles écoulés depuis les origines – que la science d’aujourd’hui pousse jusqu’au singe plutôt que jusqu’aux Dieux grecs par exemple. De nos jours, il apparait que j’ai vécu 4 fois 20 ans, et que je suis supposé vieux depuis que j’ai passé le cap des 3 fois 20 ans. Si je l’ai peu senti, je le dois à la naissance de Nicolas et à ses dix premières années, à mon transfert à La Frette après la mort de ma mère, à mes travaux, et à la jeunesse de Béatrice10. Mon activité, son amour et mon amour pour elle m’aveuglaient sur mon âge. Avec les 80 me voici confronté à une ère nouvelle, celle de la décrépitude. Je n’ai pas envie de lire le De senectute de Cicéron ni de faire l’éloge de la vieillesse. Ce serait plutôt l’éloge de la mort qui me tenterait. Elle est mal aimée, ou ignorée, ou abusivement transcendée. L’âge d’un auteur par contre n’est pas indifférent. Les Propos comme ça de Chardonne sont de 1966, deux ans avant sa mort. Une œuvre d’un octogénaire qui me disait en souriant entre son dentier et alors qu’il était sourd ou n’entendait plus bien que lui-même : "Maintenant, je sais où je vais…" Le savait-il vraiment ? "Un grand âge est venu. L’œuvre est faite, quelle solitude !" La vieillesse a tendance à concentrer les idées, a en faire des aphorismes, et des maximes. L’œuvre de Chardonne marque d’un bout à l’autre mais plus encore dans la dernière période une tendance à faire court, à faire bref.

Le 14 juillet
Hier soir feux d’artifice sur la Seine à La Frette-sur-Seine, files de voitures, multitude de nez en l’air avec des yeux au-dessus. Louis XIV n’en vit pas d’aussi beaux à Versailles. A coté, frites, saucisses, hot-dogs et moules, vins et bière, et la piste de danse qui se remplit après le "bouquet" - splendide- d’une masse humaine qui se trémousse, tous âges mélangés. Je reste en dehors comme si tout cela n’était plus de mon âge, - mais il ne le fut jamais. Je suis avec Béatrice, Caroline semble revivre et retrouver ses vingt ans (elle en a vingt-cinq), Nicolas, gros ours savoure d’avance un hot-dog qu’il n’aura pas et remplacera par une saucisse-frites… Que faire pour le rendre à la vie, le délivrer de sa déprime, de ses angoisses… Je ne me lasse pas d’observer la vie et de la souhaiter heureuse, ou du moins intéressante, à ceux que j’aime. Bien que couché trop tard, je me suis éveillé à l’aube avec le chant des oiseaux et une arrogante chandelle verte qui me battait jusqu’au nombril comme pour dire "je suis toujours là". Elle chante avec les oiseaux l’apparition du soleil. Je comprends les peuples qui célèbrent le phallus et la vulve, l’Inde, le Japon. Je crois que sans libido, il n’y aurait ni peinture, ni littérature. L’élixir de longue vie n’est pas ailleurs. Le sperme est "la quinte essence." "Ma chandelle est morte, je n’ai plus de feux…" dit la chanson. Pourquoi aimerait-on la vieillesse qui ouvre sa porte à la mort, pourquoi serait-elle l’âge de la sagesse, de la justice, en quoi est-elle respectable ? Mais vieillir, c’est aussi apprendre, généralement, à respecter la Vie. L’art d’être grand-père, il était possible quand la famille existait. Je ne me dissimule pas que ma dignité de vieillard tiendra à la persistance de ma retraite. Je serai bientôt en surnombre.

15.07.1996
Pourquoi écrire le jour (pourquoi pas l’heure), le mois, l’année, comme si un compte à rebours avait commencé ? Cette question n’est pas aussi désabusée qu’elle pourrait paraitre même si en évoquant le temps qui reste elle va jusqu’au point final. Elle est plus positive, plus constructive, tournée vers le désir de bien faire, de mieux remplir ce temps, de mieux entretenir et choisir ses relations, de savoir où gite le désir essentiel, de préférer le positif au négatif, la joie de continuer à vivre à celle d’y renoncer sans perdre de vue les vanités, même si tout n’est que vanité…
J’aimerais m’éloigner de mes jurys de Prix littéraires qui obligent à lire n’importe quoi alors que je souhaite de plus en plus choisir mes lectures – nul besoin de "nouveautés", il y a tout ce qu’il faut ici. Je souhaiterais pouvoir donner plus de temps au libre exercice de la plume et du pinceau, entretenir le gout du mystère et des émerveillements, pouvoir entrer dans ma bulle et n’en sortir que si j’en ai envie et quand il le faut vraiment, entretenir l’amour avec Béatrice, dans la liberté et la sérénité. J’ai de 1quoi faire ! Au fond, j’ai toujours été partisan de la vie et du mieux vivre, et je ne vois pas de raison de changer de direction si ce n’est de l’accorder aux conditions de la vieillesse et de la mort annoncée et, pour moi, acceptée. Continuer à garder et si possible à améliorer le souci du moi, et le souci des autres… Dialogue avec moi-même, c’est le rôle de ce journal ; dialoguer avec les autres c’est rester ouvert sur le quotidien et l’extérieur.
Vieillir bien c’est aussi résister aux pressions du passé et des souvenirs tout en sachant qu’ils sont des composants de votre être, c’est aussi se défendre contre les angoisses de l’avenir, de ses impotences, et de l’instant fatal qui ne cesse à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, de se rapprocher inexorablement, et peut-on les laisser venir comme si de rien n’était alors que lui aussi est un composant de notre présent. Il faut tenter, entre ces deux feux de consolider l’âtre. Ne se complaire en tout cas, ni dans son passé, ni dans son avenir.
Le 16-7-96
Est-ce que le mot homme vient du latin humus ? Je n’y avais pas songé. La vie est de la terre et retournera à la terre. Ce point de vue inciterait plutôt à se faire "enterrer", retour aux origines. Le souci d’un équilibre corps-esprit est nécessairement lourd à porter avec les inconvénients de la vieillesse. Les soucis quotidiens risquent d’étouffer le simple plaisir, ou bonheur, ou joie de vivre. Le monde environnant, les "informations", l’avenir de nos enfants et de l’humanité en général forment un cercle noir que je dois tenir à distance si je veux respirer en liberté –partielle. Le souci de se donner une image sans soucis me parait indispensable – sans aller jusqu’à l’allégresse, un mot qui de toute façon n’a jamais été à ma portée. La vieillesse telle que je la conçois doit fuir les excès. Je me demande soudain tout en écrivant ces réflexions sur la vieillesse et la mort, si ces "prises de conscience" ne sont pas plus nuisibles qu’utiles. Il me semble que toute ma vie j’ai surtout agi ou réagi au "feeling", d’instinct, selon une réponse venue de l’intérieur, de ma "nature". Peut être que j’obéissais tout simplement au souci de gagner ma vie sans trop la perdre, et même avec le souci d’être plus et mieux, un souci de perfectionnement. J’ai joué avec mes désirs et respecté plus ou moins les usages et les mœurs, je me suis gardé à droite comme à gauche. En somme ma philosophie est celle de ma Yin ajoutée à celle de mon Yang, ma chatte et mon chat.
En fait, j’écris ces pages le matin, comme pour remettre l’esprit en route, et avant mes ablutions, cette toilette qui ne peut plus s’accompagner d’une gymnastique que pourtant je souhaiterais pouvoir faire pour réduire mon ventre et maintenir mes muscles. Je suis bien persuadé qu’il en est du corps comme de ces automobiles qui s’usent plus en restant au garage qu’en roulant, cela est vrai aussi du sexe proprement dit.*Les nuages vont et viennent où le vent les mène. Le temps passe.
Le 1er août
Au Mévier11 dans cette enclave de la forêt de Chinon si pleine de passé pour moi, je retrouve un silence, une lumière, une paix que je n’ai connue nulle part ailleurs.
Même si la lumière "bourdonne", animée par des ailes invisibles, elle ne fait que cristalliser en l’amplifiant le silence. Une mouche le déchire mais le pépiement d’un oiseau ou le vol d’un papillon ne font que le célébrer. Au bord de ce silence règne une solitude. Je ne suis pas seul, Didier12 est là avec Eloi, et Linette13 tricote sur le divan de la cuisine mais, sans vouloir les chercher, je suis environné de souvenirs. Faut-il les solliciter ou les écarter ? Je crois qu’à mon âge il faut laisser venir et ne rien forcer. Mon intention en commençant ce Cahier était de le consacrer au vieillissement. Il a été soudain interrompu par de multiples occupations plus urgentes, visites, livres à lire, lettres à écrire, comptes à régler ; bref, le lot de la vie au quotidien. Ici, au Mévier, je ne sais trop ce qu’il en sera, entouré de vieux livres, ici abandonnés par moi naguère et qui continuent à ne demander qu’a être lus ou relus.
Je prends La Grande Porte de Maeterlinck dédicacée à Chardonne et lu en partie par lui, cela se voit à la façon dont les pages sont coupées avec le plat de la main. Maeterlinck me semble-t-il à toute sa vie butiné dans le mystère, souvent avec une naïveté qui dépasse l’entendement ou le bon sens mais pour laquelle j’éprouve une certaine sympathie. La Grande Porte à laquelle il frappe est celle de Dieu. C’est un souci que je n’éprouve guère.
J’aurai 80 ans le mois prochain, une date pour moi qui n’arrêtera pas le temps qui passe, ni les nuages que pousse le vent, ni ce qui reste de vie à se dérouler. "Hic et nunc et semper". La mort est sur le chemin de l’éternel présent, elle y est et je n’y peux rien. C’est peut-être cela que dit le Silence du Mévier.
Ce Silence est comme opposé à tous les bruits de la vie moderne, du rail du TGV qui m’a amené à Tours en une heure, des voitures sur l’autoroute, des bruits de la radio ou de la télévision, de toute cette agitation qui va comme une fuite en avant et sans but bien réel si non, en ce jour, une plage, un lieu de "vacances". Quelles vacances ? J’ai failli tourner de l’œil plusieurs fois dans ce train tant je respirais mal, comme oppressé par la vitesse. Ce qu’il y a de bien avec l’esprit humain c’est qu’il ne peut guère que divaguer. A quoi bon s’insurger (ou croire que l’on peut s’insurger) contre la condition humaine et cette mort qui nous attend et qui se présente comme l’achèvement d’une vie.
Je regrette qu’Odette14 se soit, ici même où je suis, précipitée dans la mort comme pour libérer mon destin. "Vivre dans l’incertain et le provisoire, tout en sachant fort bien qu’on est dans le certain et l’éternel" écrit M.M. Le certain et l’éternel ? Quel "certain", quel "éternel". Des mots. Je n’adhère à rien de semblable. Ma vie et ma mort sont d’un ordre qui ne m’appartient pas vraiment. Je n’ai pas demandé à naitre, je ne demande pas à mourir, c’est dans l’ordre des choses et je dois l’accepter ainsi. Je ne regrette pas d’être né, je n’ai même pas à regretter d’avoir à mourir. Avoir été suffit à mon éternité. A mes enfants et petits enfants, je souhaite seulement qu’ils soient heureux de vivre en sachant accepter les règles, les lois naturelles contre lesquelles on ne peut rien. Mais je veux bien chercher à comprendre même si je sais qu’il n’y a rien à comprendre Comme je disais à Cioran la souffrance que j’éprouvais devant le suicide d’Odette il me dit : "Elle ne souffre plus, elle n’est plus rien, elle est dans le bonheur de n’être rien". Qu’est ce que le" bonheur" vient faire là ? Pour ce qui est de mon passé, j’ai plutôt tendance à me souvenir des jours heureux.
L e quotidien brouille le temps, j’écris pour essayer de le rattraper. Au Mévier, il me semble que je le retrouve.

 

 
2 août
Entre un Dieu qui n’existe pas et le néant, le rassurant mystère. Ce matin, ce n’est qu’en sortant du cimetière d’Ussé que j’ai réalisé que le 2 août était précisément la date de la mort d’Odette, anniversaire également de la naissance de Claire, notre fille, la coïncidence de ces deux dates n’étant sans doute pas innocente. J’ai constaté que la tombe, sans croix, était en bon état quoique les éléments de la pierre se soient un peu disjoints, et qu’elle avait maintenant pour voisin de droite, les Brunet qu’elle aimait bien. Date 2 août 1964, il y a donc 32 ans. Il faudrait savoir si la concession ou "à perpétuité" dure trente ans comme à la Frette. (Oui la concession est bien perpétuelle.D.B)
A quoi servent les tombes ? A concrétiser les liens des souvenirs ? Ont-ils besoin de ça, les souvenirs ? Une façon d’arrêter le temps sur un petit rectangle d’espace limité par d’autres tombes toutes semblables et plus ou moins abandonnées ? Une façon de se mettre en règle avec la société, des cartes d’identité rangées sous un même ciel. Je retrouve au cimetière de Rigny-Ussé, bien exposé au soleil avec vue sur la Loire, ce silence qui caractérise le Mévier et que je nommerais plutôt ce « calme », une sorte de sérénité en rupture avec les images d’un écran de télévision qui tient lieu de plus en plus à mesure qu’il perdure, d’éternité à l’échelle humaine, d’où l’incroyable et absurde fascination de la plupart qui souhaitent se voir à l’écran plutôt que livrés à eux-mêmes au quotidien de la vraie vie.
Dans les instantanés du présent même s’immiscent aussi un passé et un avenir, un passé qui fut présent et un avenir qui le sera, le présent n’est jamais pur. C’est ce que je ressens violemment ici.
Le Mévier offre à mes yeux un lien magique, grouillant d’inexprimable, aussi séduisant que terrifiant. Il fut aussi une tentative pour créer un paradis sur terre, l’échec fut à la mesure de nos efforts. J’avais des projets utopiques, d’autres me paraissent plus réalisables aujourd’hui. Exemple : créer une ferme à papillons. Me voici en tout cas arrivé à un âge où il vaut mieux être prudent, tout en souhaitant que d’autres puissent poursuivre à leur façon la réalisation de ce qui n’aura été qu’une idée, ou un idéal.
Alors que la mort est là pour chacun de nous comme un aboutissement et une certitude, je ne comprends pas l’acharnement à vivre, fut-ce dans la souffrance et le gâtisme, que manifestent le plus grand nombre d’entre nous.

 

 
3 Aout
Elle disait « seul le silence est grand » ce qui impliquait que tout le reste était faiblesse, trahison, mensonge. Pourtant, elle aimait la vie et savait être, parfois, heureuse. Elle était courageuse, trop. Elle a finalement opté pour le silence absolu que donne la mort.
Je ne crois pas que "Se croire immortel, c’est déjà l’être ou tout au moins, mériter de le devenir". Les fariboles de l’immortalité ont couté cher à la vie. Il me semble que si chacun de nous était vraiment immortel nous serions seulement un peu plus fous, ou même peut être beaucoup plus.
Ce matin à l’aube des petits oiseaux, sans doute récemment échappés du nid, se chamaillaient, mais il a suffit que j’ouvre la porte-fenêtre pour que revienne le silence. La forêt cache la vie comme la surface de l’Amazone cachait les poissons que l’on voyait pourtant au marché de Belém en quantité. Même situation ici, un silence hanté par l’invisible : renards, loirs, blaireaux, souris, etc., les geais, les pies, les merles, les buses révèlent leur présence par leurs cris…
Autour du Mévier, la forêt s’organise pour devenir de plus en plus impénétrable. Ainsi va la mort – ou la vie. La vieillesse est l’âge des broussailles, il me semble que je tiens ce cahier pour débroussailler la mort.
« Clair-obscur » ainsi pourrait se qualifier l’aboutissement de toutes nos pensées, toujours plus vagabondes qu’on ne croit. Mes spéculations sur le blanc, ou sur la mort, sont de ce domaine, des mots qui flottent sur de l’inconnaissable.
Les trois coups qui annoncent la mort font se lever le rideau blanc qui donne sur l’éternité.
Entre être incinéré ou enterré, je ne sais que choisir, et cela n’a guère d’importance que pour ceux de mes proches qui me survivront. Je n’ai rien contre la terre qui m’a vu naitre, qui m’a fait vivre, et sur laquelle je dois mourir, mais je n’aime pas nos cimetières avec leurs pierres tombales et leurs croix. S’en aller en cendres ou en poussières, quelle différence ?

 

 
Pourquoi faudrait-il absolument savoir pourquoi l’on vit ? Vivre suffit. Les pourquoi et les comment sont souvent plus que superflus. Laissons l’univers à son éternité…
S’acharner à vivre seulement pour ne pas mourir, à mon âge, quelle aberration ! Et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit ; le mode de vie des humains n’est très souvent, et peut-être toujours, que la traduction d’une fuite devant la mort qui de toute façon vous rattrapera dans une course de vitesse "automobile" où il s’agit d’aller de plus en plus vite comme pour arriver à vaincre la mort. La vie même, au jour le jour, à la nuit la nuit, n’est elle pas une course contre l’échéance fatale ? Vieillir, c’est commencer peu à peu à se décomposer, c’est se préparer déjà au pourrissement du corps avant et au-delà du moment où le cœur cesse de battre. Dans les "vanités", on vous montre un crane bien propre et bien lisse, mais jamais la putréfaction. Toute la vie, on mange du mort, de la chair "fraiche", mais morte. On tue à l’abattoir, on conserve, on faisande, on renifle pour voir si ça sent, l’homme mange de tout, il est omnivore de mort, parfois même cannibale, mais il mange pour vivre, pour se nourrir, pour faire avec de la mort, de la vie, jusqu’au jour où lui-même cesse de digérer. L’avantage que présente la crémation, c’est qu’elle évite la lente décomposition des chairs et des viscères dans le cercueil, les asticots et les mouches, ce qu’on ne veut pas, ce que l’on ne peut pas voir ni montrer sans horreur, qui est l’accomplissement de ce que les années préparent insidieusement. Pour beaucoup, l’horreur de la mort est telle qu’elle empêche de bien vivre alors qu’il faudrait arriver à ce que la conscience de l’instant fatal, et final, permette de mieux apprécier la vie, de mieux savoir en profiter.
Au Mévier, au cimetière de Rigny-Ussé, la tombe d’Odette Bay, née Desmond porte la date du 2 aout 1964. (la tombe mentionne juste 1917-1964. La date du décès est le 3 aout mais incertaine puisque liée à la découverte aléatoire du corps d'Odette par Claire... Odette avait pourtant programmé que son corps soit préalablement découvert par un artisan auquel elle avait fixé un rendez-vous. Ne voyant personne l'artisan est reparti, selon Claire. D.B) Claire notre fille est née le 2 aout 1942. Rapprochement significatif et sans doute consciemment voulu encore qu’il faudrait beaucoup réfléchir sur ce que signifie, à ces deux anniversaires correspond, ou répond, par hasard semble-t-il la date de décès de ma mère, le 2 aout 1980. (Camille est décédées à l'hôpital d'Argenteuil le 1er aout 1980. D.B) Dans le silence commémoratif du Mévier, j’ai recueilli ses trois dates dans les perspectives d’une vie vécue et d’un prochain anniversaire, de celui de mes 80 ans. Béatrice est arrivée pour venir me chercher et me ramener à La Frette avec Eloi, qui a 23 ans. Eloi a écrit un rêve : celui de mes funérailles, d’un enterrement qu’il décrit minutieusement, s’offrant un grand chagrin. Nous avons parlé des avantages et des inconvénients de la mise en terre et de la crémation. Il n’aime pas la mort qu’il a découverte avec un pendu dans son service d’infirmier. Au retour, nous avons fait un détour par (illisible) où sont installer les "Charançons" (la fille et le gendre de Max Chamson15 dans une ancienne ferme, style Mévier en mieux aménagé. Arrêt et visite de Bourges, sa cathédrale, le maison de Jacques Cœur. Béatrice me rend à la vie mais je reste quelque peu englué dans ce séjour, ce retour au Mévier et à tout ce qu’il représente.

 

 
Jeudi 8 Aout
Du Mévier, j’ai ramené quelques livres, j’ai failli prendre ceux de Béatrix Beck dont j’aime le coup d’œil, le verbe et l’humour. Je pourrais rapporter sur elle quelques souvenirs, tous heureux en ce qui me concerne. Elle dit dans Le Monde d’aujourd’hui : "Si la vieillesse est un naufrage, il arrive que les naufragés abordent des rives bienheureux, celles du détachement » et de l’immortalité lorsque "on prédit à certains qu’ils resteront. Balivernes puisque la planète est périssable. On touillera le soleil comme on masse les cœurs silencieux, mais ce ne sera qu’un sursis…"

 

 
Vendredi 9
Je reviens sur le mot "détachement " employé par Béatrix B. un mot cher à Chardonne auquel il oppose celui d’"attachement" car la vérité n’est jamais d’un coté ou de l’autre. Mes attachements sont encore très forts.
Augusta16 s’est demandée pourquoi notre amitié, qui remonte aux années 38-39, avait duré si longtemps et dure encore. Elle pense que ce qui l’avait frappé c’est ma faculté d’émerveillement non seulement devant la nature, les fleurs, les oiseaux, les papillons, etc… mais les gens, les idées, je dirais un certain sens du mystère qui ne m’a pas quitté et qui aujourd’hui encore soutient tout mes actes : jardin, peinture, écriture, mais je sais aussi que ce sens , toujours actif, quoique moins innocent, s’est aussi toujours accompagné d’une capacité d’angoisse comme si, étant sur terre, humain, mortel, l’un n’allait pas sans l’autre. Que serions-nous, immortels ? Rien ; l’immortalité, à vrai dire, me fait horreur. Ce qui ne veut pas dire que la mort puisse s’envisager joyeusement – à cause de la souffrance, à cause de vos proches, etc.…

 

 
Samedi 10
Je ne sais si ces notes peuvent être bénéfiques même si je n’y consacre que quelques minutes chaque jour. Dans le sens du "memento homo", oui, sans doute. Mais il ne faudrait pas qu’elles viennent paralyser le déroulement des jours, empoissonner la lumière, je souhaite qu’elles puissent au contraire m’aider. Puisque je pense globalement que sur une vie toute entière le fait de se savoir mortel est favorable à une vie mieux vécue. Il faudrait que cette idée se retrouve au quotidien, même dans la vieillesse où les facteurs négatifs augmentent chaque jour imperceptiblement : mémoire, sexualité, etc…
Vieillir, est-ce une chance ? Chaque jour améliore la vie en acceptant la mort… A quatre fois vingt ans j’ai dépassé le terme ; et c’est bien pour cela que me voici obligé d’en reconnaitre l’"existence". Cette certitude accélère le temps qui passe et en modifie le contenu. Si je souffre d’un "rash cutané" aux fesses je dis que je commence à pourrir. Le bref séjour au Mévier m’a montré combien la solitude, et le silence, seraient durs à supporter car imprégnés du sentiment de la mort. Le recours à l’écriture n’en était que plus nécessaire. Pas même de téléphone, alors qu’ici, à la Frette, il est envahissant comme la radio, la télé, les amis. Au Mévier, seul vis à vis : la nature. Il faudrait arriver à la faire parler, recréer le jardin, avoir un chat, etc… échapper aux puissances de la mémoire, celle du vécu qui, effectivement se fait plus forte, et capable de remonter à l’enfance, avec le vieillissement, comme si le film de la vie avait tendance à se dérouler et souvent avec une netteté surprenante – ce qui n’empêche pas de me plaindre de mes trous de mémoire, concernant surtout les noms. L’approche de la mort ne ramène pas seulement à soi, mais aux autres, à vos proches, à nos rapports avec la condition humaine. Mes lectures me sont de plus en plus nécessaires ; je les souhaite de plus en plus choisies, voulues, de moins en moins imposés par les livres que je reçois en raison des différents jurys dont je fais partie : Meilleur livre étranger, Caillois, Chardonne, et des amis ou inconnus qui m’envoient leur production. Encore qu’il s’y trouve d’étonnantes découvertes, mais le temps me parait désormais un facteur de choix inévitable. La perspective de la mort attente à ma liberté comme à mes forces intellectuelles et physiques. En quoi suis-je différent des animaux ou des plantes qui, sans le savoir, dit-on, obéissent au même processus de destruction après prolifération ? La vie "sait" ce qu’elle fait. Il faut s’y résigner. Elle réduit, par exemple, les dimensions de la verge et augmente celle des testicules ; pour la femme, même processus en ce qui concerne ses organes… L’acceptation est sans doute là aussi le chemin de la sérénité. J’ai quelque peine à y croire. Le respect et l’amour même de la vie me poussent à penser qu’il est sain et bon d’entretenir le désir et la sexualité.

 

 
Dimanche 11
La vieillesse chemine vers le royaume des cieux, le paradis d’Allah, le nirvana…le souverain bien, ou plus simplement la mort. Mon chemin essentiel a été la recherche de la vérité, telle a été, telle demeure ma voie. Elle passe par la reconnaissance du Mystère accompagnée d’un certain scepticisme. Je me veux tolérant et disponible aux autres avec cependant le souci de me laisser une marge, et tout en restant, fondamentalement, un solitaire. S’il s’agit de la solitude à deux, je ne peux imaginer mieux que Béatrice. Nos préoccupations sont identiques ou s’entrecroisent, notre amour demeure, seule s’accuse dans la phase qui s’ouvre notre différence d’âge. C’est notre peau de chagrin, tachons d’en faire un parchemin. Elle sait, et elle saura mieux encore quand je n’y serai plus, que ce qu’elle peut faire de mieux, c’est vivre sa vie. Il serait compréhensible qu’elle en soit tentée dès maintenant. M’accompagner jusqu’à l’ultime porte n’est peut être même pas souhaitable pour notre amour. Ses parents sont à peine plus âgés que moi… A ce propos, Caroline qui est allé avec eux au cimetière de Domme - pour voir la tombe d’Augérias17 rapporte qu’ils ont déjà fait édifier leur tombeau. J’ignorais que cela soit possible ; il faudrait me renseigner à la mairie de La Frette, une telle perspective pourrait décider pour moi.

 

 
Lundi 12
Qu’on le veuille ou non, nous laissons des traces sur cette terre, par nos enfants et petites enfants, mais les lois génétiques font qu’ils nous ressemblent plus ou moins. Je suis père et arrière grand père. Je ne peux nier leur importance ni leur influence sur ma vie. Je les souhaite évidemment heureux, souhait bien entendu constamment contrarié. Mes enfants pensent que je les ai mal élevés. C’est possible, mais je crains que cette plainte ne repose d’abord sur le mécontentement d’être ce qu’ils sont à leurs propres yeux.
En ce qui me concerne j’ai été élevé par ma grand-mère, à la campagne, et il me semble qu’avec le recul, hormis mes rapports avec ma grand-mère, l’école, la rivière, les bois ont été ma principale distraction. Ma grand-mère m’a dit avant de mourir : "De toi, mon Dédé, je n’ai jamais eu que du bonheur". Elle m’a élevé jusqu’à mes dix ans. Je suis un enfant de la rivière et du cimetière. J’ai vu mon grand père mourir, j’avais cinq ans. Ensuite, un dimanche sur deux, nous allions au cimetière, non pas nous "recueillir" sur sa tombe mais soigner le petit rectangle de terre qu’il était devenu. Je l’aimai et il m’aimait. Il se peut que mon premier vrai souvenir soit sa mort.
Ensuite, j’ai retrouvé ma mère qui n’avait jamais cessé de m’aimer malgré la distance qui nous séparait. Mon père était mort à Paris, de cela aussi j’ai des souvenirs précis. Mais à quoi bon évoqué tout cela. Vieillir ne peut être se laisser envahir par des souvenirs d’enfance ou de jeunesse. Vieillir, c’est encore se construire avec les données du bord.
Que peut-on opposer au déclin physique ou intellectuel qui va de pair avec le vieillissement ? D’abord lutter contre chaque aspect de ce déclin, tout en sachant que ce n’est que reculer (si possible) pour mieux sauter. Mais la lutte pour une conservation ou un prolongement de ses facultés me parait être la bonne réaction. On s’accroche avant de tomber. Encore faut-il mesurer cette lutte, ne pas s’aveugler sur ses possibilités, chercher à s’adapter à de nouvelles conditions, persister dans l’être tout en sachant aussi se replier. Il faudrait pouvoir se constituer un nouveau théâtre, jouer son rôle, au besoin en créer un mieux adapté aux circonstances.

 

 
Jeudi 15 aout
Je n’ai pas éprouvé le besoin, ni trouvé le temps d’écrire dans ce cahier. De plus, j’ai des doutes sur son utilité. Disons que j’avais mieux à faire. Il ne faudrait pas que penser à la mort m’empêche de vivre. Au contraire, j’ai toujours considéré que la mort, ou l’idée que l’on peut en avoir était un stimulant. C’est là peut-être ce que je ne dois pas perdre de vue dans ce carnet. Je ne crois pas que la mort m’apportera un monde meilleur mais je suis bien certain qu’elle marquera la fin de celui-ci et de toute joie de vivre. Au demeurant, il s’agit de s’arranger au mieux avec des lois naturelles qui me dépassent et contre lesquelles je ne peux pas grands choses. Dans le rapport mort-vie, tacher de ne survaloriser ni l’un ni l’autre. Dois-je tacher d’être plus conscient que je ne le suis pas de l’approche de la mort ? Oui, si cela me sert à mieux vivre, mais il y a un risque que cela me conduise à l’opposé. J’ai toujours une tendance à dépasser mes capacités, en littérature, en peinture et dans la vie quotidienne et cette tendance demeure et risque de me faire oublier qu’à mon âge il faut savoir se retirer, renoncer, se détacher, même si des élans contraires viennent encore de temps à autres me pousser vers une action qui à vrai dire me dépasse. Rien de plus difficile que de savoir s’estimer à sa juste valeur. Je souhaiterais pouvoir être généreux avec mes proches et autrui en général, et je regrette que mes charges, notamment ma fille, empêchent cette générosité naturelle de s’exercer autant que je le souhaiterais. Je ne sais trop à quoi attribuer les maux dont je souffre, à mon vieillissement, à la crainte sous-jacente de la maladie, et de la mort, au manque d’argent ?

 

 
Le 16 aout
Vivre vieux pas plus qu’être riche n’est une preuve de moralité. Le portrait de Dorian Gray est une parabole de la vie, de l’innocence et de la beauté de la jeunesse que va peu à peu souiller la vie. Le simple fait d’avoir vécu comporte un certain nombre de crimes qui viennent tuer le portrait idéal. Avec l’âge, les scories remontent à la surface. Né en 16, mort éventuellement en 96 que demander de plus si l’on a cessé d’aimer la vie. Cela représente de la chance en même temps qu’un bon patrimoine génétique avec des parents jeunes. Vivre vieux, cela ne peut en aucun cas signifier vivre mieux. Il faudrait pour cela considérer par exemple l’impuissance comme un avantage alors que déjà je supporte mal de ne plus bander à volonté… Sexualité et intellect sont des vases communicants, toute créativité est à mes yeux esprit et sexualité coordonnés ; encore que ce soit souvent par l’impuissance de vivre que l’on écrit, ou par peur de mourir, mais si une certaine puissance sexuelle n’entre pas en jeu, c’est un exercice assez vain.

 

 
 
Le 17 aout
Les spectacles, bons ou mauvais, ont un commencement et une fin. Une naissance et une mort. Il en est ainsi dans tout le règne animal, ou végétal, à plus ou moins courte ou longue échéance. Même si la vie ne serait qu’un spectacle dont l’homme serait qu’un épisode, ça vaudrait la peine ou la chance d’y être allé. Du poulailler au premier rang de l’orchestre, la place qu’on aura occupée n’a pas tellement d’importance. Pas plus que pour finir, de la fausse commune aux pyramides les plus spectaculaires. Le spectacle est sur la scène mais il est aussi dans la salle. Avec ou sans jumelles. Quant à sa durée, elle est conditionnée par la sarabande des astres, même quand elle se croit minutée à l’horloge des hommes.
Souvent les hommes haïssent la mort plus qu’ils aiment la vie, l’une cache l’autre.

 

 
Le 18 aout
Hier soir, visite de Martin Nimier18, de Violette et d’Alice 7 mois. Martin travaille dans un grand hôpital au service de réanimation. Il s’indigne contre les acharnements thérapeutiques complètement inutiles exercés aux dépends des proches, du malade lui-même – conservé en dépit de lui-même dans un état de non-vie – de la société toute entière et des vivants ou des malades que l on peut sauver, tout cela au nom d’une éthique périmée qui est qu’aussi longtemps qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Il y a vie et vie. La vie qui n’est qu’une prolongation artificiellement entretenue n’est pas de la vie. L’euthanasie lui parait, comme à moi-même, beaucoup plus défendable. Il partage mon point de vue sur la mort complice de la vie mais dit que c’est une vie plus théorique que pratique.
Ce que les hommes peuvent faire sous prétexte de combattre la mort témoigne d’une peur et d’une ignorance qui parait scandaleuse aujourd’hui. L’embaumement toujours pratiqué, la congélation (à -196°) autorisée aux Etats-Unis et qui entraine des frais énormes et ne fait que retarder la disparition, de même que la lyophilisation, etc…
Nous n’avons pas parlé des enterrements et incinérations mais j’ai appris que l’incinération est aussi vieille que les hommes et qu’elle supplante parfois l’inhumation. Euripide considérait que le corps, purifié par le feu, libérait l’élément divin et l’immortalité. Le catholicisme est contre mais pratique la rédemption par le feu, de nombreux peuples ont pratiqué la mort par le feu, volontaire, pour sauver l’âme, et plus on meurt jeune et fort, plus l’âme qui se dégage du corps sera elle-même forte !
Dans les pays catholiques, l’interdiction de se faire incinérer a été levée en 1963 et des crématistes se font de plus en plus nombreux. 10% en France, mais 75% en Angleterre, 60% en Suisse, en France 25% de protestants. Les crémations ne polluent pas. Les cendres sont déposées dans une urne scellée déposée dans un columbarium ou remises à la famille qui peut la garder chez soi ou les disperser au "jardin du souvenir" dans les cimetières (70%) ou répandues dans la nature…
Une place au columbarium coute aussi cher sinon plus que dans un cimetière.
En bref, je n’en suis pas encore là mais j’ai le droit, et sans doute le devoir d’y penser.

 

 
Le 19 aout
Me voici amené, je l’ai senti avec Martin N., au rôle d’ancêtre. Dans l’édition et la littérature, j’ai plutôt été habitué à être le plus jeune. On prend vite de mauvaises habitudes. Il faudra que je m’y fasse, à être le plus vieux. Comme, au téléphone, je disais à G Borgeaud19 – qui à 83 ans et vit seul – que j’allais vers 4 x 20 ans, il me dit «Tu as tort» avec un humour qui fait son charme et sa jeunesse. Il reproche à Julien Green son "vague à l’âme". Je lui dis que Chardonne écrivait à Paulhan que les vieillards devraient éviter d’écrire des "bagatelles", et il a en effet donner l’exemple avec Propos comme ça20 qui est bien du concentré de Chardonne et dont la première phrase est " un grand âge est venu. L’œuvre est faite, quelle solitude ! cette œuvre me fut vraiment donnée. " Je n’ai pas pour ma part à me soucier de mon "œuvre", on dirait même que j’ai évité d’en faire une, pour mieux me situer par rapport à la vie. J’ai eu quelques vieillards autour de moi, il ne m’est jamais venu à l’idée qu’ils étaient proches de la mort. Eux non plus ne paraissaient guère y penser, sauf peut-être, - et c’est un peu paradoxales si l’on considère ses Pensées d’un biologiste, - Jean Rostand.
Mais la mort, comme la sexualité, est plutôt mal traitée : il n’est pas convenable d’en parler, ni même d’y penser.
Le résultat me parait catastrophique sur le double plan, spirituel = abus des religions et des sectes qui vendent un au-delà de pacotille, et physique = par exemple cet acharnement thérapeutique qui prolonge inutilement des grands malades ou des vieillards aux dépens de leurs proches, d’eux mêmes et de la société toute entière. Il faudrait arriver coute que coute à faire accepter la mort par amour de la vie…

 

 
Le 21 Aout
Béatrice et moi, en suiveur, avons visité je ne sais plus combien de tombes illustres au cours de nos pérégrinations – dont souvent, ces tombes étaient le but ; ainsi pour Nietzche, Heidegger, Emerson, Thoreau, Hawthorne (c’est trois là n’en font qu’un à Concord), Margueritte Yourcenar. J’en oublie. Hier une conversation me rappelle soudain celle de Pirandello sur un rocher dans la campagne d’Agrigente. C’est pourtant celle qui m’avait le plus " touché". Je ne sais plus quel verbe ou qualificatif conviendrait. D’une façon générale, il s’agit de rattacher une œuvre a celui qu’il a créée, selon ce que l’on en connait. Ce genre d’hommage renouvelle l’intérêt pour l’œuvre et pour son auteur. Je ne peux prétendre avoir jamais été ému, ni véritablement « touché ». Souvent, ce point final porte la marque de son auteur. Ainsi en est-il pour Pirandello dont le testament m’avait frappé et dont le 4ème souhait exprimé était : "Brulez-moi. Et que mon corps, sitôt brulé, soit dispersé, car je ne voudrais que rien, pas même la cendre ne subsiste de moi. Mais si cela ne peut se faire, que mon urne funéraire soit portée en Sicile et murée dans quelques pierres brutes dans la campagne d’Agrigente où je suis né.". Ce vœu a donc été exaucé
Ainsi sans doute que ses trois autres volontés. La première était : que ma mort soit passée sous silence. A mes amis, à mes ennemis, prière non seulement de n’en pas parler dans les journaux mais de n’y pas faire même allusion. Le second : que mort on ne m’habille pas, que l’on m’enveloppe nu dans un drap. Pas de fleurs, pas de cierges. Le troisième : un corbillard de troisième classe, celle des pauvres. Nu. Que personne ne m’accompagne, ni parents, ni amis. Le corbillard, le cheval, le cocher, rien de plus. J’avais acheté l’affiche qui donnait en italien ses dernières volontés. "Mie ultima volonta da rispettare" et je les avais roulées et rangées. Pour les retrouver, il m’a fallu ouvrir quantité d’autres rouleaux que j’avais oubliés mais dont le motif a ressuscité toutes sortes de souvenirs. Ici, le plus important, c’est évidemment, le testament de Pirandello car je souhaiterais pouvoir le faire mien sur plus d’un point.

 

 
Le 22 aout
Vieillir, c’est évidemment mourir un peu chaque jour alors qu’avant, avant d’être vieux, de se sentir vieillissant, d’en voir les traces irréfutables sur les mains sur lesquelles saillent des veines, dans les muscles qui se fripent, dans les yeux qui se cernent comme pour préparer le vide, etc.… on avait le droit et même le devoir d’ignorer tout cela. Un souvenir me revient, maman, qui avait été très belle, c’est le minimum qu’on lui accordait, m’avait un beau jour, vers la soixantaine, invité à la suivre dans un Institut de beauté pour se faire tirer la peau du visage. Elle avait lutté, comme toute femme, et peut-être plus qu’une autre en usant de tous les stratagèmes, crèmes, onguents de toutes sortes, pour défendre son visage contre "les injures du temps". Autour d’elle, se faire tirer la peau était devenu une mode. Elle ne dissimulait pas que Chardonne était particulièrement sensible à la beauté. Mais le fait même qu’elle m’avait demandé de l’accompagner était inquiétant. Cette façon de se masquer en se défendant, de lutter contre l’inéluctable, quelque part heurtait sa morale, son honnêteté fondamentale, son sens du relatif. En bref, devant la porte de l’"esthéticien", elle me dit : "Décidément non" J’en fus moi-même soulagé. C’était comme si elle avait finalement préféré le contenu au contenant, l’essence de l’être a ses apparences, la réalité de la vie à ce qui la dissimule. Plus qu’une autre pourtant elle avait l’excuse qu’une telle opération eut pu être considérée comme un hommage à sa beauté naturelle. Je ne sais plus aujourd’hui si elle m’avait consulté, demandé mon avis, ce que je n’ai pas oublié, c’est le moment du refus, l’acceptation du mouvement naturel de la vie et de ses conséquences qui soudain, sur le coup, nous rendait plus heureux.
Je ne crois pas que la mort, en tant que final, jouait un rôle quelconque dans cette décision, au contraire, j’y voyais, je la ressentais, comme une victoire de la Vie et même de la Liberté.
Qui sait si ce n’était pas aussi une victoire contre l’amour et l’emprise d’un mari par trop sensible aux apparences. Elle refusait une sorte de tromperie, de mensonge, de masque ; elle n’allait pas s’offrir le luxe illusoire de détourner la vie de son cours naturel.
Vieillir, c’est aussi ressentir, douloureusement, que le corps et l’esprit sont inséparables, que l’un de va pas sans l’autre. Accepter l’inéluctable n’est pas pour autant cesser de lutter mais savoir qu’il y a des limites à ne pas dépasser et que, par exemple, l’acharnement thérapeutique, pour les vieillards notamment, est plus un acte criminel qu’une action louable en soi. Et que par contre l’euthanasie peut être un acte d’humanité.

 

 
Le 23 aout
Pour certains, l’horreur de la mort parait plus liée à celle du pourrissement dans la tombe que de la mort proprement dite, et dans cette avant-garde de putréfaction que représente la vieillesse. La crémation a l’avantage de précipiter la destruction, en cela, le feu parait purificateur.
Vieillir ne peut être que sur-vivre un peu plus difficilement.

 

 
Le 8 septembre
Déjà, et aucune note sans ce Cahier depuis le 23 aout. J’ai été trop occupé pour m’en soucier. Le 19, j’aurai donc 4 fois 20 ans.
Quand on me dit que c’est un «"bel âge " cela ne peut que concerner le passé et le fait d’avoir vécu jusque là, de l’avenir il n’est pas question.
Le 19, nous serons, Béatrice et moi, seuls à Symi21 que d’Ormesson considère comme le paradis sur terre dans sa Douane de mer que j’avais lu et emporté lors de notre premier passage à Symi. Le "paradis", c’est quand le corps et l’esprit vivent en parfaite harmonie et que le temps et l’espace s’accordent un moment d’éternité ; donc si l’on veut, d’immortalité. Je retrouverai normalement ce Cahier le 1er octobre. Entre le 23 aout et le 8 septembre, j’ai cependant eu l’idée qu’au lieu de méditer sur la mort, je ferai mieux d’essayer de créer –soit un livre, soit de la peinture.
J’ai entrevu une sorte d’Alice aux merveilles dans le jardin blanc accompagné de ma Yin, une petite fille- un chat- un jardin…

 

 
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1 Mario Prassinos (1916-1985), peintre non figuratif français d'origine grecque de la nouvelle École de Paris
2 Marie-Pierre Thomas-Castelnau, deuxième épouse d’André Bay ; Marie-Pierre et André ont eu un fils, Nicolas Bay-Castelnau, né en 1971.
3 La Revue de Psychologie de la Motivation (1986-2008) ; revue crée en 1986, dans le prolongement de la pensée de Paul Diel (1893-1972) qui propose une approche de la conscience humaine dans toute la complexité de son fonctionnement.
4 Armen Tarpinian, né en 1923, poète, psychothérapeute et essayiste français.
5 Le père d’André Bay meurt en 1925, sa mère se remarie avec l'écrivain Jacques Chardonne avec lequel il vivra à partir de l'âge de dix ans.
6 Memento homo quia pulvis es et in pulverem reverteris (Souviens-toi, homme, que tu es poussière, et que tu redeviendras poussière.)
7 Trésor des comptines (Bartillat, 1986)
8 Des milliers d’étoiles dans le ciel, / Des milliers d’oiseaux dans les arbres, / Des milliers de fleurs au jardin, / Des milliers d’abeilles sur les fleurs, / Des milliers de coquillages sur les plages, / Des milliers de poissons dans les mers /Et seulement, seulement, une mère.
9 Caroline Hoctan, écrivain, auteur de Le Dernier Degré de l’Attachement, Cofondatrice de la plateforme éditoriale en ligne D-Fiction. elle a établi et annoté la Correspondance Chardonne-Paulhan.
10 Béatrice Commengé, traductrice et écrivain, compagne d’André Bay à partir de 1981.
11 Maison familiale en Touraine
12 Didier, fils d’André Bay et de sa première épouse
13 Fils de Didier Bay et Edith Giera. Linette Gasquet, épouse de Didier.
14 Première femme d’André Bay avec laquelle il eut deux enfants : Claire et Didier.
15 Max Chamson, frère de l’académicien André Chamson, et lui-même grand montagnard, est l’auteur d’une œuvre variée, romans, nouvelles, essais, sur la montagne et le tourisme.
16 Augusta Zafiropoulos, Amie américaine qu’André Bay avec connu à Paris dans les années 30.
17 François Augiéras (1925-1971), écrivain.
18 fils de Roger Nimier
19 Écrivain et libraire vaudois. Prix Renaudot 1974 pour Le Voyage à l'étranger et prix Médicis essai 1986 pour Le Soleil sur Aubiac.
20 Propos comme ça (1966, Grasset).
21 Ile grecque du Dodécanèse.

© Didier Bay