Naissance de Didier: lettre d’André

André BAY > Didier BAY

Peu après la naissance de mon premier fils Eloi, j'envoie à mes deux grand-mères et à mon père une demande d'exprimer par écrit le ressenti de leur vécu au moment de la naissance de leur premier enfant. (Mon grand-père Jacques Chardonne n'était pas concerné à mes yeux). En tenant Eloi dans mes bras j'avais été agité de sentiments intergénérationnels divers qui se télescopaient. Grand-mère maternelle Rose Desmond (28.03.1892) à eu deux enfants: Robert et Odette (19.07.1917), ma mère. Grand-mère paternelle Mamette (Camille Boutelleau 15.05.1894-1980) a eu un fils d'un précédent mariage: mon père André (19.09.1916). André mon père a eu deux enfants avec Odette: Ma soeur Claire (1942) puis moi Didier (1944). Voici  ce que m'écrit mon père A.B. quelques mois après la naissance de mon fils Eloi (1973). (texte intégré à "Portraits: auto-identifications".D.B. vidéo. 30'. réalisée quelques mois aprés la naissance (04.05.76) de mon deuxième fils Glenn).

J'aimerais pouvoir te donner ces pages que tu me demandes sur ta petite enfance pour ton anniversaire ce prochain 21 juin 1973. Il faisait chaud quand tu es né dans la petite maison située à Beauchamp prés de Taverny 1 rue des Bleuets. C'est lorsque nous avons passé la guerre. J'étais alors instituteur à Montigny, La Frette étant de l'autre coté, vers la Seine. Beauchamp gare s'appelle Montigny-Beauchamp, et La Frette, La Frette-Montigny. Ainsi je restais prés de tout ce que représentait La Frette pour moi. C'était une maison de banlieue, une partie en Meulière, le reste en construction légère. Ta mère était très grosse et ne cessait de rouler sur son vélo faisant piqures et accouchements. Les commerçants lui disaient qu'elle allait accoucher en vélo. L'atmosphère était fiévreuse. Sur les hauteurs de Montigny, il y a un fort qui était pourvu de D.C.A. Les bombardements étaient intenses à ce moment.

Ma première "vision" de toi, c'est tard le soir, nous sommes sur le porche. Clairette dans les bras de ta mère et toi dans son ventre. Un chasseur allemand tombe dans un champs derrière notre maison, en flammes. Un bombardier dégringole. Je suppose que tu gigotes dans le ventre de ta mère. Les américains ont débarqué peu de temps avant ta naissance; les soldats allemands refluent, la résistance se montre.

Quand ta mère se décide à accoucher nous sommes isolés, on ne peut guère sortir qu'avec la croix rouge. C'est une sage-femme de Taverny qui est venue l'accoucher. Pas question, comme pour Clairette d'aller dans une clinique à Paris. L'accouchement est long, plusieurs heures, et pénible malgré le courage de ta mère. Moi, je suis dans la pièce à coté. Aujourd'hui je serais passé avec elle pour l'encourager mais alors "ça ne se faisait pas" et je me rongeais les ongles tout en gardant Clairette éloignée. Enfin, l'enfant parait, c'est un garçon, il est beau, bien constitué, traits fins, il gigote et hurle comme il convient.

Autre vision du bébé. Il est nu, sur le dos, pattes en l'air dans le pèse-bébé qui est posé sur la bibliothèque. Clairette en contrebas le regarde. Elle n'a pas deux ans mais elle est trés délurée. Soudain, le Didier projette un jet d'eau, une jolie courbe qui sidère Clairette. Didier, pourquoi ? Nous ne t'attendions pas. Didier signifie je crois Dieu-donné. Nous nous appelions Dupont-Desmond, ton prénom et ton nom formaient allitération. Bref, des raisons idiotes comme il en est toujours dans ces cas là. Je suis allé te déclarer à la mairie.

Ta mère a voulu t'allaiter, pendant plusieurs jours je tirais sur une pipette pour aider le lait à monter mais sans beaucoup de succès. J'allais chercher le lait -le tien et celui des nouveau-nés - dans une ferme à quelques kilométres de là, avec un bidon sur mon porte-bagage avant sur un incroyable vieux clou qui roulait par miracle. J'avais peint une croix rouge sur fond blanc devant et derrière. Il y avait un soldat allemand avec sa mitraillette posté à tous les coins de rues et personne ne circulait. Je ne crois pas néanmoins qu'aucun d'eux m'ai jamais arrêté. Ta mère s'était relevée, les seins bandés. Il continuait à faire trés chaud. Les allemands refluaient, le ravitaillement était trés mauvais, un chien errant passait et grimpait dans le prunier pour manger les prunes. Nous avions un magnifique cerisier tout rouge. Un poissonnier nous ravitaillait par le jardin.

Autre vision, nous sommes sur la pelouse devant la porte d'entrée, Clairette debout, toi dans les bras de ta mère, il faisait très chaud, les soldats allemands passent sans arrêt, ils refluent vers le Nord. Certains nous regardent d'un mauvais oeil me semble-t-il. c'est que nous sommes, me semble-t-il l'image du bonheur et eux sont en pleine débâcle. Le lendemain de leur passage on est allé dans la foret voisine rassembler quatre ou cinq corps de résistants qui avaient été tués.

Ta mère voulait aller te montrer à ton grand-père qui habitait alors à l'Isle-Adam*, je crois. Il était mourant, couché depuis des semaines. Il lui avait écrit une très gentille lettre au crayon, disant qu'il savait que ce serait un garçon. Nous sommes partis sur nos vélos - celui de ta mère était convenable. Elle avait pris Clairette, plus lourde. En cours de route, nous nous sommes aperçus qu'il n'y avait plus de route. Il fallait contourner de vaste trous d'obus. La nuit tombait. Nous n'avions pas de lait d'avance. J'ai décidé qu'il valait mieux faire demi-tour. Pendant tout ce temps tu avais dormi .
A.B juin 1973
*à Persan-Beaumont, 6 km au-dessus de l'Isle-Adam