Journal A.Bay mai juin juillet 1944

Journal d'André BAY mai juin 1944 à Beauchamp 1 avenue des Bleuets.

( les textes ainsi tapés étaient rayés, certains illisibles ne sont pas réstitués. Claire née 02.08.1942. Didier né 21.06.1944)
28.05.1944
Mabétin (c'est ainsi que Claire appelle notre voisine, Mme Bertin), à 10 heures apporte les nouvelles. Des trains ont été mitraillés, à Sartrouville un train a été coupé par une bombe. Dans la journée d'hier, la France, comme dans celle d'avant hier, pouvait compter plus de mille morts. Hier soir, un chasseur s'est abattu à un km d'ici, descente en vrille, une aile brisée, un terrible déchirement de l'air, une épaisse fumée noire. Les éclats de D.C.A pleuvaient encore que la population se précipitait. Des montagnes de fumée grise et rougeâtre bornaient l'horizon. La curiosité est irrésistible. De Bessancourt, de Taverny, de Pierrelaye, les curieux affluaient. Pour voir quoi ? La guerre pour beaucoup - et ceux-là ne sont pas ceux qui gémissent le moins sur ses calamités- est un phénomène passionnant . Je préfère mon cinéraire rose au spectacle d'un avion calciné. La petite fille de Mme M. a eu sa crise de nerfs. Sa mère lui tamponnait les joues avec une serviette mouillée. Odette préconisait une casserole d'eau à la figure. Ce matin, deux avions ont été descendus. J'ai vu l'un d'eux descendre, une flammèche sous le ventre. Ils ne sont pas tombés plus loin que celui d'hier et pourtant la curiosité était moindre. En allant chercher la cuisinière que nous avons acheté en prévision de la suppression du gaz, j'ai rencontré des enfants porteurs de débris d'avion. Ils arboraient fièrement leurs trophées comme le veut la bonne tradition. Au cours des bombardements, Claire se rapproche de nous. Il faut qu'O ou moi-même, la prenions dans nos bras. Alors les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, elle écoute. Au chien, ce matin, elle dit: "t'entends peluche!". quand la sirène hurle, peluche lui fait un écho désespéré et larmoyant. (chez le marchand de légumes où O. est allée à midi en acheter, il parait qu'hier, les femmes se sont couchées à plat ventre, écrasées par la peur. .....en ... autant justifié ) 0. qui attend un bébé (Didier) pour le mois prochain dit que son enfant se met en boule dans son ventre. Une tuile de notre auvent a été percée par un éclat. En lisant ces deux vers de Charles Cros :"tes lèvres sont de rose Et tes dents de muguet" j'ai vu les lèvres et les quenottes de Claire. "Quelle âge a-t-elle maintenant?" me demandait hier la femme du colonel qui est, comme il se doit, une demi-folle, " Vingt deux mois " ai-je répondu . Il parait que c'est l'âge intéressant. Mabétin dit toujours "C'est-y mignon, à c't'âge-là, il faudrait pas que ça grandisse, hein !" J'admet que des dents soient de "muguet", bien que je sache qu'assez malencontreusement une maladie de la bouche porte le même nom, mais il faut que ces dents soient des "dents de lait", qu'elles appartiennent à un sourire d'enfant. L'image du muguet implique une fraicheur que la perle n'a pas. Ce n'est qu'une comparaison, elle n'est pas jusqu'à l'identité, comme la perle, qui se substitue véritablement aux dents, à cause de sa dureté et de son éclat. Pour moi les dents de perles sont réservées aux courtisanes. Pendant que je note ces considérations, j'entend des bombes dans le lointain.
 
le 29.05.1944 Lundi de Pentecôte.
Madame Dreyfus était partie, munie d'une robe à la recherche des parachutistes. Avec quelle âme elle devait fouiller les buissons. Dommage qu'elle soit revenue comme devant. Mabétin annonce ce matin plus de 3000 morts dont 1500 à Marseille, 780 à ST Etienne, 500 à Lyon, 100 à Angers. Clairette se promène en barbotteuse et ne se prive pas de barboter. Son vocabulaire se complète. Il lui sert, outre a exprimer ses désirs " viens, papa!" ou "allons mener", à prévenir les remontrances en disant "coquine! " ou "voyou" avec un regard malicieux. A midi, impérative elle a demandé "Encore, viande" . Et si on lui donne de l'eau pure, elle réclame du "vin" ou de "l'autre", sous-entendu "bouteille".
le 31.05.1944
Il y a quelque temps, j'ai rêvé que je pénétrais dans la ville de Caen, occupée (dans mon rêve) par des unités de parachutistes anglo-saxons. Il était impossible de sortir de cette ville dans laquelle pourtant une vie extravagante continuait. Les cafés notamment étaient fréquentés par une clientèle féminine qui n'avait pas changé depuis des années et qui demeurait la même en dépit de la guerre. C'est à mon réveil seulement que j'ai compris pourquoi mon inconscient avait choisi, entre autres, la ville de Caen. Géographiquement, ce n'est pas une absurdité. Autant que je sache Caen est en Normandie et pas très loin des cotes. Mais Caen a surtout deux homonymes :"quand?" et "camp" dont on use quotidiennement dans la phrase qui tend à remplacer les lieux communs de temps de paix sur le beau ou vilain temps. Et le débarquement, c'est pour quand ? Pour ce qui est du mot "camp", il est associé à bien des idées qui hantent la plupart des esprits. J'ai mis trois heures hier pour atteindre Paris, dans un train bondé, par une chaleur suffocante. Une alerte à mon arrivée m'a empêché de prendre le métro. J'ai été ainsi poursuivi toute la journée. Mon retour a demandé quatre heures. Il y avait des voyageurs partout, sur les tampons, devant la locomotive. Le voyage dure habituellement une demi-heure. La chaleur était plus étouffante que dans la matinée.
Je n'ai pu m'empêcher en voyant ces trains surchargés de grappes humaines de trouver émouvant cette volonté que manifeste l'ensemble des français de rester fidèles à leurs habitudes, jusqu'à l'impossible. Nous n'aimons pas la guerre, nous n'aimons pas ceux qui la font. Paris offre le spectacle d'une ville qui ne veut rien savoir. On y boit partout de la bière sous pression. Les expositions sont toujours actives. Paris, muni d'un puisant poumon artificiel, offre le spectacle d'une invraisemblable liberté, malgré l'interdiction d'Andromaque ou à cause de cette interdiction. Paris avec ses zazous, son raffinement, sa beauté, ses hommes efféminés et ses femmes masculines (donnera lieu plus tard à des études) est symptomatique du malaise des temps (et de la fin d'une civilisation). Paris est la merveilleuse, l'effrayante synthèse, cristallisation d'une époque sur laquelle les historiens et sociologues reviendront. Le zazou passera à la postérité comme les précieuses ridicules. Dommage que nous n'ayons pas de Molière. En Attendant les bombardiers ont fait un travail que l'opinion publique désapprouve: "cette fois, il y ont été un peu fort. 5000 tués, 5000 bleus, 100.000 sinistrés en deux jours. Si seulement ils débarquaient. J'aime pas les fritzs, on peut pas dire que je suis collabo, mais cette fois, y en a marre. Si le mois de juin, y ne débarquent pas, c'est fini. Je les crois plus". C'est mon marchand de poisson qui parle ainsi. Il est allé voir un bombardier qui s'est abattu dans le voisinage, il a vu les deux corps carbonisés des aviateurs. "Ca fait quand même quelque chose ! " dit-il. Parlant de la guerre, il dit :" le grand moustachu cette fois veut plus payer, pour que les autres lui tombent dessus quand il se sera bien fatigué. Vas-y Churchill, donne ton coup de bélier, je t'attend pour donner le mien, je bouge pas avant. C'est comme ça. Vous savez, les Russes, c'est quelqu'un. J'ai pas fait de grandes choses, du beau bâtiment (il était maçon avant la guerre), une organisation sociale qui faut voir ça, le médecin à domicile, une petite indisposition, "repose-toi mon gars", c'est comme ça. J'ai lu des documents, des beaux lieux. Staline ne se laissera pas rouler". Ainsi parle mon marchand de poissons. Si les Anglais ne débarquent pas le mois prochain, il ne comptera plus que sur les Russes et le communisme. A défaut de bombardement, il y a eu ce soir un bel orage avec éclairs et tonnerre, et une pluie bien drue qui a pénétré la terre. Clairette que les bombardements inquiètent n'a pas eu peur de cet orage. Elle regardait les grosses gouttes faire des bouteilles dans les flaques d'eau. (Odette s'est sentie très apaisée).
 
le 2 juin 1944
Madame M. dont les parents habitent Conflans raconte qu'un aviateur américain se sauve de son avion en flammes, se déshabille en un tour de mains, escalade un mur, tombe dans une cour où il y avait un gros chien, repousse le chien sidéré qui n'aboie pas, et occupe sa niche. Mais des enfants l'avaient vu et s'étaient empressés de crier: "il est là, il est là !". Cela fait très cinéma. Si madame Dreyfus connaissait cette histoire, probablement authentique, elle en serait malade. Que de femmes doivent rêver qu'elles sauvent l'homme qui tombe du ciel, Icare aux ailes de fer! Malgré les hécatombes et les destructions, en dépit d'une ordonnance allemande publiée dans les journaux qui rappelle que les aviateurs ne doivent en aucun cas être malmenés, une sentimentalité subsiste à leur égard. J'avoue ne pas pouvoir comprendre à quelle humanité ils appartiennent. Sadiques, ivrognes, poètes du désespoir, lâches ou courageux, que sont-ils ? A Pontoise dont les habitants auraient été avertis qu'ils avaient quatre jours pour évacuer le voisinage des ponts, il parait que chacun déménage, et emporte son matelas. Il ne peut y avoir qu'une justification aux bombardements aériens, qu'une excuse pour les aviateurs: la proximité du débarquement.le 4 juin 1944
Le mari de Mabétin est allé à Trappes. Les bombardiers, en deux raids ont détruit le travail de deux mois de trois mille ouvriers. Monsieur Monbétin fait d'invraisemblables voyages, arrive assez tôt pour travailler une heure et repartir après avoir songé à son ravitaillement. Une dizaine de vaches avaient été tuées dans un pré. Avec quelques camarades, Monbétin s'est proposé de se découper un bon morceau dans un veau correctement saigné par un éclat. Ils affutaient leurs couteaux quand il aperçut un gendarme qui faisait un détoure pour les appréhender. Monbétin a déjà fait six mois de prison pour avoir, il y a deux ans, fait le braconnier pendant les heures du couvre feu, aussi n'a-t-il pas demandé son reste. Il regrette ses escalopes avec juste raison: elles pourriront sur place comme les deux vaches précédemment tuées. Les destructions de Reims et de Rouen ont été stigmatisées en Angleterre et en Amérique, je dis stigmatisées, elles portent la marque du démon. Ne devrait-on pas faire plus de bruit pour le meurtre des femmes et des enfants que pour l'agonie des cathédrales ? Le pape a parlé. Personne ne sait trop ce qu'il a dit. Autant en emportent les cloches. Aux Etats-Unis, le débarquement en France a été annoncé, puis démenti: c'est assez pour que des fortunes se soient faites. Clairette, tout à l'heure, jouait à cache cache et clignait de l'œil derrière les iris du jardin. Le pur regard d'un enfant à coté d'une fleur témoigne assez contre la folie des hommes. Aujourd'hui, les communiants et communiantes se promènent dans Beauchamp. Je m'étonne de la persistance de ces traditions. Le docteur M. s'est promis de prendre une bonne cuite cette nuit; Je me suis souvenu du fabuleux repas de l'années dernière qui célébrait les communions de mes cousines et souillaient les blancheurs de leurs robes. Hier, il y avait trois mariages, mariées en blancs, maris en noir. Je n'aime pas ces cérémonies, la vraie communion se fait dans le cœur, le vrai mariage se fait dans le lit.
le 5 juin 1944
Les alliés sont rentrés dans Rome. Nous sommes loin de Noël. Les alliés nous promettent la reconstruction de nos cathédrales et de nos monuments historiques (en béton armé ?) On ne condamnera jamais assez la guerre. Personne, pas plus Hitler que Staline n'ose prétendre qu'il fait la guerre de bon gré. On se trouve devant ce phénomène devant lequel l'intelligence a tout lieu de s'épouvanter: tout le monde proclame son horreur de la guerre et l'humanité entière participe à ce qu'elle exècre le plus. Car ce n'est pas seulement l'esprit qui s'insurge, c'est le cœur, c'est la vie, c'est l'être tout entier.
 
le 7 juin 1944
Avant hier, nous sommes allés avec Clairette à Persan Beaumont. Le temps très couvert, malgré quelques bombes vers midi sur le port de Pontoise, justifiait en principe ce déplacement. Odette craint beaucoup que son père ne soit perdu, elle voulait lui montrer sa petite fille, lui donner la joie de notre visite avant qu'il ne soit trop tard. Le voyage n'a pas été si pénible qu'on pouvait le craindre. Les rapports oraux ont toujours tendance à déformer et exagérer la réalité. Le pont ayant été détruit nous avions passé l'Oise en barque. Faute d'un train pour rentrer, nous sommes restés la nuit. Au matin, d'épais nuages qui semblaient monter de l'horizon et non pas descendre du ciel m'ont fait dire que le débarquement s'était fait dans la nuit . La radio ne tardait pas à confirmer cette affirmation gratuite. G. cependant, la vieille de son départ pour Alger m'avait dit que l'opération tant attendue aurait lieu le 5 ou le 6. Odette seule a été surprise. Elle ne voulait plus y croire. Elle doit accoucher vers le 25 (c'est pas pour rien dans cette croyance). ce mois risque fort d'être pour nous tous, Français, celui de la grande tragédie. Il n'y a pas de délivrance sans douleurs mais on souhaite toujours que le temps des douleurs soit passé pour savoir si nous héritons d'un mort-né, d'un avorton, ou d'un beau bébé plein de vie et d'espérance. Le ciel est gris et il pleut. Seule, la joie de Clairette est inaltérable.
le 2 juillet 1944
Il faut un peu de loisirs pour tenir un journal, ne serait-ce que pour noter une phrase chaque jour. J'ai abandonné celui-ci depuis le débarquement, très occupé par les soucis du ravitaillement d'une part, les préparatifs de l'accouchement d'O. d'autre part. Du débarquement, je n'ai rien à dire que ce que j'en ai dit le soir même au docteur M. que nous voyons presque quotidiennement: "Je souhaite qu'il réussisse parce qu'il apporte une chance de paix pour cette année". Il semble avoir réussi dans sa première phase. C'est beaucoup. Odette a accouché le 21 d'un garçon, accouchement douloureux et heureux. Après la tension de l'attente où, (muet et silencieux), j'écoutais en silence dans la pièce voisine les plaintes d'O. Je n'ai pu retenir mes larmes aux premiers vagissements de l'enfant et en entendant la sage femme déclarer : "voila, mon petit, c'est fini, c'est un beau garçon". J'ai compris qu'il fallait qu'un nouveau né soit infailliblement "beau". D'un être si petit, si fragile, on ne peut qualifier que l 'aspect physique et la beauté ainsi affirmée n'est qu'une douceur accordée à la mère en récompense de ses douleurs et en couronnement de sa délivrance. J'étais heureux d'avoir un fils, uniquement parce que nous avons déjà une fille. Et moi aussi je le trouve beau. Comme je trouvais belle, d'ailleurs, la petite fille née ce matin chez notre voisine Mabétin, petite fille tant attendue et espérée par son père (ils ont deux garçons) que la joie et les larmes se sont mêlés sur son visage.
Que s'est--il passé encore de notable depuis que j'ai abandonné ces feuilles ? Le père d'O. est véritablement condamné, cancer au poumon, c'est une question de quelques mois, peut-être de semaines. O. a beaucoup de chagrin. Quelques jours après la naissance de D. nous avons reçu une lettre du grand-père disant qu'il avait l'intuition qu'un petit fils était né- et il écrivait le jour même de la naissance de D. Cette lettre, si gentille, si pleine de courage, nous a fait beaucoup de peine. que dire encore ? Mon voisin, le père Dreyfus a été arrêté. J'ai accompagné sa femme au commissariat de T. Dreyfus était un brave type, aimant son jardin, passant le plus clair de son temps à crier après son chien. Il était à coup sûr, inoffensif. Je me suis souvenu du jour ou j'avais accompagné Mabétin au méme commissariat. Ce n'était pas gai non plus, encore moins que pour Dreyfus.
G. a été arrêté à Biarritz, il n'a pas réussi à passer la frontière. J'espère que C. pourra le faire libérer assez vite. Avec tout ça, le docteur M. m'a dit que j'étais sur la liste des collaborateurs. En tant que beau-fils de C. probablement ? Je n'ai rien à me reprocher, à moins que la neutralité dans laquelle je suis naturellement resté, ne soit considérée comme un crime. Il me faudra revenir sur ma "neutralité".
J'oubliais la phrase de Clairette, quand on lui a montré son petit frère, dans la chambre de sa mère: "petit mignon bébé, maman bobo" cette phrase dont tous les mots témoignent d'une impression simultanée était touchante dans sa petite bouche.
Depuis, elle a demandé a embrasser son petit frère, tour à tour sur la petite bouche; petits yeux, petit nez, petite oreille, cheveux, et c'était délicieux de la voir donner ces baisers.
Pour moi il n'y a pas d'autre vérité que ma vie et mon travail.
O.s'est levée hier, circule aujourd'hui et j'ai pu retrouver quelques heures de liberté.
je viens de relire ce journal. Le débarquement ne pouvait me surprendre, il y avait même quelque chose de prophétique dans mon rêve de Caen.

O = Odette, femme d 'André | G= Gérard Boutelleau | C=Chardonne | T=Taverny | D=Didier | Claire= soeur ainée de Didier.

© Didier BAY 19.09.2016